Assiettes à moitié terminées, impasse faite sur le petit déjeuner, refus de la collation : l’alimentation s’appauvrit de jour en jour, et la dénutrition s’installe progressivement sans qu’on ne la voie.
Personne n’est épargné par la perte d’appétit et la dénutrition.
Pas même nos aînés.
C’est même la principale pathologie rencontrée chez nos séniors.
En France, elle touche plus de deux millions de personnes.
Parmi elles, 20 à 25 % sont des personnes âgées de plus de 70 ans qui vivent souvent seules. Et, 40% des hospitalisations des séniors sont liées, directement ou indirectement, aux conséquences de la dénutrition, qu’elle soit aiguë ou chronique.
Si elle est silencieuse, ses conséquences ne sont pas à prendre à la légère.
Plus qu’une simple perte de poids ou fonte musculaire, elle peut aussi entraîner des chutes, fragiliser l’immunité, aggraver les maladies en cours voire causer le décès prématuré de votre patient âgé.
Mais, parce qu’elle est invisible, elle est difficile à repérer.
C’est généralement au cours d’une de ses complications fonctionnelles ou médicales qu’elle est diagnostiquée.
Alors, face à cette maladie silencieuse, cet enjeu de santé publique, vous avez un rôle essentiel à jouer. Grâce à votre expertise, votre regard attentif et bienveillant, quelques outils simples et une bonne coordination, elle peut être prévenue. Et souvent, inversée.
Alors, comment prévenir la dénutrition, et la repérer précocement pour agir tôt ? C’est ce que nous verrons ci-après.
Qu’est-ce que la dénutrition chez le sujet âgé ?
1. Définition clinique (HAS, ESPEN)
La dénutrition se définit comme un déséquilibre entre les apports nutritionnels et les besoins de l’organisme, responsable d’une altération de la masse corporelle, de la masse musculaire et des grandes fonctions du corps.
Les 3 mécanismes qui entrent en jeu dans la dénutrition sont :
- Le déficit d’apport protéino-énergétique
- L’augmentation des dépenses énergétiques totales
- L’augmentation des pertes énergétiques et/ou protéiques.
2. Dénutrition aiguë vs chronique
La dénutrition peut être aiguë, c’est-à-dire liée à un événement brutal ou un stress aigu, comme une infection, une blessure, une fracture, une hospitalisation, ou chronique, c’est-à-dire qui s’est installée progressivement, souvent dans un contexte de comorbidités, de déclin fonctionnel ou d’isolement.
Encadré pratique : tableau comparatif des deux formes
Facteurs de risque spécifiques aux personnes âgées :
Chez la personne âgée, les causes de dénutrition sont multiples et souvent intriquées. On peut les classer en deux grands groupes :
Les facteurs endogènes :
Les besoins énergétiques de l’organisme sont plus importants que les apports. Tandis que le métabolisme s’accélère (hypercatabolisme), l’organisme puise dans ses réserves.
C’est le cas lorsque le corps doit faire face à une maladie inflammatoire chronique, un long processus de cicatrisation post-opératoire ou une infection.
Les facteurs exogènes :
Les apports alimentaires sont insuffisants pour couvrir les besoins nutritionnels de l’organisme.
L’anorexie en est la première cause.
Mais, cette perte d’appétit peut être induite par des troubles bucco-dentaires, l’isolement, une dépression, des troubles cognitifs ou des difficultés environnementales et sociales.
Ces causes peuvent se combiner et entraîner un cercle vicieux difficile à rompre.
1. Facteurs physiopathologiques
Parmi les facteurs physiopathologiques, on retrouve :
- L’anorexie, souvent liée au vieillissement
- Les troubles du goût et de l’odorat
- La dysphagie, et les troubles de la motricité digestive.
2. Facteurs médicaux
Les principaux facteurs médicaux sont :
- Les pathologies chroniques (insuffisance cardiaque, respiratoire, BPCO, cancer, démence)
- Les médicaments anorexigènes ou sédatifs
- Les douleurs chroniques
- La dépression.
3. Facteurs sociaux et environnementaux
Les facteurs sociaux et environnementaux retrouvés sont :
- L’isolement, la précarité, la dépendance
- Les difficultés à faire les courses ou à préparer les repas
- Les conditions de logement inadaptées.
4. Facteur souvent oublié : état bucco-dentaire
Dernier facteur auquel on ne pense pas d’emblée et qui a pourtant un lourd impact sur l’anorexie et la dénutrition : le mauvais état bucco-dentaire.
Des douleurs dentaires, des prothèses inadaptées et l’absence de soin impactent inévitablement les apports alimentaires.
Chaque facteur de risque mérite une attention particulière, et nécessite d’initier une collaboration avec le professionnel en charge du problème à traiter : médecin, gériatre, dentiste, psychologue, diététicien, orthophoniste (surtout en cas de dysphagie), ergothérapeute, kinésithérapeute, assistante sociale.
Signes d’alerte à repérer au quotidien :
1. Signes physiques
Les principaux signes physiques à relever lors de vos passages infirmiers sont :
- l’amaigrissement, plus ou moins visible : visage creusé, vêtements qui flottent, alliance qui tombe…
- la fonte musculaire,
- le relâchement cutané.
Ils sont généralement associés à la fatigue, des chutes inexpliquées ou à un retard de cicatrisation.
2. Signes comportementaux et fonctionnels
Les signes fonctionnels essentiellement observés sont la perte d’appétit, le refus de s’alimenter, mais aussi le ralentissement moteur et le repli sur soi.
3. Signes biologiques :
Enfin, certains marqueurs biologiques peuvent vous renseigner sur un éventuel risque de dénutrition.
Il s’agit de l’albumine (< 30 g/l), la préalbumine, la CRP et du bilan vitaminique.
En revanche, les résultats sont à interpréter avec prudence.
Rappelons que l’albuminémie n’est pas un critère diagnostique mais un critère de sévérité
Outils et méthodes de dépistage infirmier :
1. Suivi pondéral systématique
Le suivi du poids et de l’IMC, facilement applicable au quotidien, est la base de votre surveillance infirmière.
Ce suivi doit être régulier. Le poids, consigné dans le dossier de soins infirmiers.
À noter qu’un IMC normal ou élevé n’exclut pas la possibilité d’une sarcopénie et d’une dénutrition : une personne en surpoids ou obèse peut être dénutrie.
2. Outils validés :
MNA (Mini Nutritional Assessment) :
Le MNA permet une évaluation globale de tous vos patients âgés.
Sa version simplifiée, le MNA-SF, est adaptée aux soins courants.
Leurs résultats sont interprétables immédiatement.
Le Score GLIM :
Le score GLIM (Global Leadership Initiative on Malnutrition) combine les critères phénotypiques et les critères étiologiques.
Le SNAQ 65+ :
Le SNAQ 65+ (Short Nutritional Assessment Questionnaire) permet un dépistage rapide des personnes âgées de plus de 65 ans, vivant à leur domicile.
Les grilles de suivi nutritionnel quotidiennes :
Il en existe différents types :
- Fiches de suivi nutritionnel,
- Journal alimentaire,
- Applications : e-Nutriv’ (avec balance ou coussin-balance connectés), GerontoCalc, Foodvisor, MyFitnessPal, Nutrium, (diététicien) …
Exemple de fiche de surveillance nutritionnelle infirmière
3. Exemple clinique :
Mme P., 89 ans, veuve, isolée, a perdu 5 kg en 2 mois. Elle refuse de manger le soir. MNA = 11/14. Que faire ?
Dans un premier temps, vous alertez le médecin traitant.
Puis, vous devez :
- Adapter l’alimentation
- Débuter une surveillance du poids hebdomadaire
- Initier une coordination avec les autres intervenants (médecin, dentiste, diététicienne…).
Prévention active de la dénutrition :
La prévention est un levier important de la lutte contre la dénutrition.
1. Surveillance et alerte
La première mesure à mettre en place pour prévenir la dénutrition est d’intégrer la surveillance du poids et des apports nutritionnels à votre surveillance clinique infirmière.
Pour cela, vous incluez des fiches de transmissions ciblées et de suivi alimentaire au dossier de soins infirmiers.
Elles vont serviront à quantifier les apports, consigner vos observations et tracer le suivi.
2. Adaptation de l’alimentation
La deuxième action consiste à adapter l’alimentation aux besoins du patient dénutri :
- Modification des textures (en cas de dysphagie)
- Enrichissement des repas : crème, fromage râpé, lait en poudre …
- Collations protéino-caloriques.
3. Créer un environnement stimulant
L’environnement du sénior doit aussi être pris en compte dans la démarche de soins. Qui a envie de manger seul, des repas en barquette, souvent fades ou au contraire trop salés ?
Quelques mesures simples peuvent changer le quotidien de l’aîné, et favoriser la reprise alimentaire : belle présentation des plats, respect des goûts, ajout d’épices et aromates aux plats, et bien sûr, il faut encourager les aidants à être présent le plus possible au moment des repas de leur proche.
L’objectif est de créer un environnement propice, d’écouter et d’observer pour ne pas « forcer à manger » mais pour redonner l’envie de manger.
4. Équipe pluridisciplinaire mobilisée :
Enfin, votre dernière mission consiste à mobiliser et à collaborer avec tous les acteurs du soin concernés : la coordination interprofessionnelle est capitale.
Ce n’est qu’à ce prix que vous lutterez efficacement et collégialement contre la dénutrition, sa récidive, et ses complications.
Prise en charge selon le degré de dénutrition :
1. En cas de dénutrition modérée :
En cas de dénutrition modérée, les principales actions à mettre en place sont :
- L’enrichissement des repas,
- L’introduction de compléments nutritionnels oraux (CNO),
- Le suivi hebdomadaire du poids, de l’appétit, de la diurèse et de l’état général.
2. En cas de dénutrition sévère :
Dans les cas les plus sévères :
- L’avis médical et diététique est impératif
- La nutrition entérale peut être envisagée (sonde nasogastrique ou PEG)
- Le suivi des bilans biologiques est rapproché.
L’objectif est d’agir tôt, pour éviter les complications.
Éthique, refus alimentaire et communication :
Un patient âgé, fragilisé par des maladies complexes et par la vie, peut aussi choisir de ne plus s’alimenter.
Dans ce cas de figure, le choix du patient ne doit pas être ignoré. Il doit être interrogé. Pour savoir ce qui se cache derrière ce choix : est-ce la dépression qui parle ? La douleur ? L’isolement ? Ce choix est-il éclairé, conscient ?
Si la capacité de discernement de votre patient est intacte, et qu’il est conscient des risques, il est essentiel de respecter sa volonté. Le respect c’est aussi reconnaitre ce qu’il lui reste d’autonomie dans ce corps usé.
Mais, il faudra alors ouvrir le dialogue avec la famille, pour expliquer, sans dramatiser, les enjeux qu’entraînent cette décision, et coconstruire le projet de soins le plus adapté à cette situation légitime.
Pour conclure…
Un poids qui baisse, une fatigue inhabituelle, une chute, une infection qui dure… derrière ces signes qui peuvent sembler banals se cache peut-être une dénutrition.
Dénutrition qui peut avoir des conséquences graves quand elle n’est pas dépistée et prise en charge rapidement.
Heureusement, dans la majorité des cas, elle est évitable ou réversible.
Et, vous êtes en première ligne pour la repérer.
Parce qu’en tant qu’infirmier, vous êtes chaque jour au chevet de ces patients à risque. Alors, qui mieux que vous peut observer, questionner, analyser, alerter ?
Mais, si votre expertise clinique suffit à détecter cette maladie silencieuse, la repérer ne suffit pas.
Vous devez aussi agir, écouter, adapter, accompagner, coordonner et prévenir.
La lutte contre la dénutrition passe par une prise en charge globale, personnalisée, et pluridisciplinaire, que vous orchestrez.
Mais, pour agir efficacement contre cette maladie, vous devez aussi actualiser vos connaissances régulièrement.
Parce que les recommandations évoluent. Les outils diagnostiques aussi.
Et, ça tombe bien, puisqu’il existe différentes actions de formation dédiées aux personnes âgées. Elles vous permettent entre autres d’améliorer vos pratiques et d’acquérir les derniers outils validés.
Et vous, êtes-vous régulièrement confronté à la dénutrition dans votre quotidien ?
Quels outils utilisez-vous pour la dépister ?
Avez-vous des astuces à donner à vos collègues, moins aguerries ?
Enfin, si vous avez trouvé cet article utile, partagez-le autour de vous.
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